PFAS: Avec les batteries électriques : les PFAS de Solvay-Syensqo ont encore un bel avenir devant eux
© Clare Fieseler for The Post and Courier
il y a 4 heures•16 min Par Emilie Rosso, Craig Welch (The Examination), Clare Fieseler (The Post and Courier), Jana Cholakovska, Pooja Sarkar, Alec Gitelman (Columbia Journalism Investigations)
Syensqo, la nouvelle nouveau spin-off de Solvay, surfe sur la vague de la transition écologique pour augmenter les capacités de ses usines et continuer à fabriquer des PFAS à destination des batteries de véhicules électriques. Malgré les différents scandales environnementaux dans lequel le groupe belge est impliqué, une enquête réalisée en collaboration avec The Examination, le Post and Courier et Columbia Investigation Journalism révèle que l’industriel est loin d’avoir renoncé à ces substances.
Tous les matins, vers 4 heures, Robert Jordan entend siffler le train. A 500 mètres de chez lui, le convoi de marchandises s’arrête à côté d’un gigantesque complexe industriel, sur un terrain qui appartenait autrefois à sa grand-mère. Et tous les matins, Robert Jordan se demande ce qui entre et sort dans ces wagons.
Mais à Augusta, dans l’Etat de Géorgie, au sud des Etats-Unis, on ne sait pas grand-chose de l’usine. On dit qu’elle “fabrique du plastique”. Rien de plus. Et même lorsque la route menant chez Robert Jordan a été fermée, il y a deux ans, pour isoler l’entrée de la plateforme, même lorsque l’industriel a annoncé vouloir doubler sa superficie et acheté plus de 34 hectares de terrains alentour, même lorsqu’il a changé de nom, personne n’a informé le sexagénaire des projets – et des risques – associés à cette expansion. Alors Robert Jordan est devenu “méfiant“.
Car sous la nouvelle enseigne orange fluorescente signée “Syensqo”, un drapeau porte encore les couleurs fatiguées de la société mère : on peut y lire Solvay blanc sur bleu. Et aux Etats-Unis, comme en France ou en Italie, l’entreprise belge est accusée d’avoir relargué des “polluants éternels”, responsables de cancer et de nombreuses autres maladies, dans l’environnement.
Aujourd’hui, pour se refaire une image, le géant industriel s’est choisi un nouveau nom, une nouvelle couleur et un nouveau secteur : les véhicules électriques. Mais il va continuer de produire des PFAS. Malgré les différents scandales environnementaux dans lequel le groupe belge est impliqué, révélés par la RTBF il y a deux ans, nos demandes en documents administratifs auprès des autorités américaines suggèrent que ses méthodes n’ont pas changé : procédés secrets, matières premières anonymisées, émissions de produits potentiellement dangereux couvertes par le droit commercial. Le tout avec le soutien du contribuable. Et alors que l’industriel affirme aujourd’hui que sa production est exempte d’émissions de substances per- et poly fluoroalkylées (PFAS), dans une enquête réalisée en partenariat avec le média américain The Examination, le quotidien The Post and Courier, et Columbia Journalism Investigations, nous avons découvert qu’une nouvelle génération de PFAS avait été détectée dans certains de ses effluents.
En décembre 2023, Solvay s’est scindé en deux entreprises indépendantes : Solvay fournit les produits chimiques essentiels et Syensqo se consacre aux produits chimiques spéciaux. © – Clare Fieseler for The Post and Courier
Augusta et les batteries électriques, le nouvel Eldorado de Syensqo-Solvay
Solvay a posé ses cheminées à Augusta, à 2 heures de route d’Atlanta, la capitale de la Géorgie, en 2001. A l’époque, l’extrémité nord de Clanton Road, qui longe la plateforme, n’est pas asphaltée. Robert Jordan se souvient que ses grands-parents y élevaient des porcs et cultivaient des haricots beurre le long de la route de terre battue.
Mais l’entreprise a prospéré. Et la ville d’Augusta soutient aujourd’hui le projet d’extension de l’usine, qui pourrait bientôt doubler sa superficie. Le nouveau site de production devrait rapporter plus de “800 millions de dollars” et une “centaine d’emplois“, affirme Cal Wray. Président de l’autorité de développement économique d’Augusta, l’homme s’efforce d’attirer de nouvelles entreprises et d’aider celles déjà installées à se développer.
“Pour cette exploitation, ils ont dû acquérir de nouveaux terrains, car ils n’avaient pas assez de place pour s’étendre“, ajoute Cal Wray. Avec l’aide de son département, Solvay a fini par acheter l’équivalent de 65 terrains de football. Le cas n’est pas isolé, dans cet Etat fédéral qui fait partie de de la “Battery belt”, une “ceinture” géographique où sont implantées de nombreuses usines de batteries au lithium-ion et de leurs composants.
Et c’est justement ce que va fabriquer Syensqo dans cette nouvelle unité. Un composant fluoré que l’on appelle PVDF. Depuis près de 50 ans, Solvay fabrique ce fluoropolymère en Europe pour de nombreuses autres applications, dans l’électronique, l’industrie pharmaceutique ou les énergies renouvelables. En quelques années, le groupe belge est devenu l’un des trois leaders mondiaux du marché, avec le français Arkema et le japonais Kureha. Pour le site d’Augusta, le géant belge a reçu 178 millions de dollars du Ministère de l’énergie américain parce que le PVDF soutient la chaîne d’approvisionnement des véhicules électriques.
Syensqo, filiale de Solvay, a reçu une subvention de 178 millions de dollars du ministère américain de l’énergie pour produire du PVDF exclusivement pour les batteries de véhicules électriques dans une usine située à Augusta, en Géorgie. © Grace Beahm Alford for The Post and Courier
Déjà internationalement dénoncées pour les problématiques liées à l’extraction de leur matière première, les batteries au lithium-ion font croître la demande de PVDF et avec elle, un risque de pollution. Car le produit appartient à la famille des PFAS, ces per- et polyfluroalkylées qui inquiètent les autorités pour leurs propriétés toxiques et persistantes.
L’Agence chimique européenne (Echa) étudie en ce moment même la proposition d’une restriction universelle de cette famille de polluants, qui pourrait compter jusqu’à 10 000 composés similaires et que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux objets du quotidien, depuis les revêtements antiadhésifs aux produits de nettoyage et aux mousses anti-incendie. L’exposition à de petites quantités de certaines de ces substances peut diminuer la fertilité, affaiblir le système immunitaire et retarder le développement. D’autres ont été associés à des maladies rénales, des problèmes hépatiques ou des cancers de la prostate, des ovaires et des testicules. Parce qu’ils ne se décomposent pas dans l’environnement et qu’ils sont très résistants, on les surnomme “polluants éternels”.
C’est d’ailleurs pour ses propriétés chimiques hors du commun que le PVDF est indispensable à la fabrication des batteries au lithium-ion. Il résiste à la chaleur et à la corrosion, repousse l’eau, reste stable chimiquement et électrochimiquement, tout en respectant les normes de performance. Mais peu de gens connaissent les dangers associés à la production des composés chimiques nécessaires aux batteries au lithium-ion, ou les antécédents des entreprises qui les fabriquent.
© Tous droits réservés
Cal Wray, par exemple, ne semble pas préoccupé par les risques de pollution. Lorsque la production commencera à Augusta, au plus tôt en 2027, Syensqo a l’intention de produire suffisamment de PVDF pour fournir plus de 5 millions de batteries de véhicules électriques par an, soit près de la moitié de la demande prévue pour l’Amérique du Nord. “Nous avons tendance à croire qu’ils vont suivre les bonnes procédures et les mesures de sécurité nécessaires“, assure-t-il.
PVDF et pollution de l’environnement : le cas du New Jersey
“Moi, je me poserais de sérieuses questions“. Erica Bergman sait de quoi elle parle. Pendant 34 ans, elle a travaillé pour le département de la protection de l’environnement du New Jersey, qui a attaqué Solvay en justice pour une pollution aux PFAS. “L’État et le comté [d’Augusta] devraient faire preuve de diligence”, c’est-à-dire que les autorités de régulation locales devraient selon elle examiner minutieusement le permis de l’entreprise.
A partir de 2013, elle était chargée de superviser la dépollution du site de West Depford et de l’environnement par l’industriel. “Solvay a été récalcitrant dès le début“, raconte — t-elle, aujourd’hui retraitée en Caroline du Sud, à quelque deux cent cinquante kilomètres d’Augusta.
Le belge s’est installé dans le nord des Etats-Unis en 1990, après avoir racheté un labyrinthe de tuyaux et de réservoirs de 97 hectares à West Deptford, dans le New Jersey, de l’autre côté de la rivière Delaware. Auparavant propriété du géant français Arkema, l’usine produisait déjà du PVDF, et si ce plastique est réputé inerte, pour sa fabrication on utilisait alors un composé PFAS : l’acide perfluorononanoïque, ou PFNA.
Lorsque Solvay a cessé d’utiliser du PFNA en 2010, son usine tentaculaire, dominant un paysage composé de maisons découpées à l’emporte-pièce et de culs-de-sac, avait déversé plus de 45 tonnes de cette molécule dans l’air et l’eau environnants.
Mais les habitants de la région ne découvrent la présence du PFNA dans les nappes souterraines et dans l’eau potable qu’en 2013. “Non seulement les eaux de West Depford contenaient des PFAS, mais il s’agissait des niveaux les plus élevés de l’État du New Jersey, et surtout des niveaux les plus élevés de PFNA“, raconte Tracy Carluccio, directrice du Delaware Riverkeeper Network, une ONG environnementale qui se bat pour la restauration et la protection de la rivière Delaware.
Les concentrations dans l’eau potable de la petite ville de Paulsboro, un bourg industriel situé à quelques kilomètres de là, sont à l’époque 15 fois supérieures au seuil réglementaire désormais validé par l’EPA, l’Agence américaine de protection de l’environnement, comme l’avait déjà révélé la RTBF dans une enquête d’Investigation de 2022.
La plateforme industrielle installée à proximité est rapidement pointée du doigt. Bien que le PFNA ne fasse à l’époque l’objet d’aucune réglementation, des études suggèrent déjà sa toxicité, à des niveaux extrêmement faibles, et les risques qu’il représente pour le foie, la rate, les reins et les organes reproducteurs. “Nous avons dû fermer des puits, distribuer des bouteilles d’eau, c’était une véritable crise“, se rappelle encore la militante. Les autorités sanitaires du New Jersey exhortent les parents de la région à donner aux nourrissons du lait en poudre, car les polluants éternels peuvent se transmettre par le lait maternel. C’est Solvay qui fournit l’eau, procède aux analyses environnementales et paye pour la station de filtration du captage communal.
Mais, en 2019, les chimistes de l’EPA se sont aperçus que Solvay rejetait une nouvelle génération de PFAS toxiques. Une génération dont le groupe connaissait la toxicité pour les rats depuis 2006. “Solvay recourt à l’obscurantisme et à des tours de passe-passe pour éviter de fournir des informations susceptibles de l’inciter à cesser d’utiliser les produits chimiques qu’il souhaite utiliser“, dénonce Tracy Carluccio.
En 2020, l’État a intenté un procès contre l’industriel. “Solvay n’a jamais assumé ses responsabilités, n’a jamais corrigé ses actions passées et n’a jamais cessé de polluer” peut-on lire dans la plainte déposée.
Le groupe rétorque qu’il a pris de nombreuses mesures de sécurité pour limiter la contamination et qu’il peut y avoir d’autres sources de pollution. En mai 2021, en pleine bataille juridique, Solvay annonce qu’il va éliminer l’utilisation de tous les PFAS dans son processus de fabrication d’ici à 2026. Deux ans plus tard, sans jamais reconnaître sa responsabilité, l’industriel accepte de payer 394 millions de dollars pour “dommages causés aux ressources naturelles“, pour indemniser les parties lésées et pour la surveillance et l’assainissement de l’eau souterraine dans les puits privés du voisinage.
Une famille touchée par des maladies rares
Cette eau, Richard Bond et sa famille l’ont pourtant bue “pendant 45 ans“. “Nous avons vécu dedans, nous nous sommes baignés dedans, nous avons cuisiné avec…“, raconte l’homme de 71 ans.
Dans les années 1970, quand il s’installe avec sa femme, Kim, dans le petit bourg de Pedricktown, à une vingtaine de kilomètres de la plateforme industrielle, il n’est pas inquiet. Usines et cheminées font partie du paysage mais le couple se réjouit plutôt des vastes terres agricoles qui entourent sa maison.
En 1978, pourtant, Kim donne naissance à Christina, qui ne marche ni ne parle comme les autres enfants. Les médecins diagnostiquent une maladie rare souvent causée par une mutation génétique qui bloque le développement des os, des muscles et du cerveau. Ni Kim ni Richard ne sont porteurs de cette mutation.
Kimberly et Richard Bond avec leur fille Christina, chez eux à Pedricktown, New Jersey. © Erica S. Lee
Kim, elle, commence à souffrir de problèmes gastro-intestinaux, nausées, douleurs infernales. Les reins de Richard sont défaillants. Les deux cadettes souffrent d’endométriose. “C’est devenu notre quotidien“, témoigne Kim. “Aller d’un spécialiste à l’autre pour essayer de trouver des réponses“.
L’explication, ils pensent la trouver dans les analyses réalisées par les autorités sanitaires du New Jersey, en 2019. Elles révèlent que leur eau est contaminée par des polluants éternels dont ils n’avaient jamais entendu parler. Un an plus tard, la famille intente un procès contre Solvay et Arkema, entre autres entreprises chimiques, accusant la pollution aux PFAS locale d’être à l’origine des problèmes de santé de leur fille. Solvay, ainsi que les autres entreprises, s’opposent à ces plaintes. L’affaire est encore en cours.
“Je me sens coupable d’avoir installé ma famille dans le quartier“, explique Richard. “J’ai l’impression que c’est moi qui ai gâché la vie de mes enfants. Je dois les regarder être malades et je ne peux rien y faire. Tout ce que je veux maintenant, c’est un peu de soulagement“. Mais une autre pensée le hante : “Comment puis-je savoir qu’ils (Solvay) ne me mentent pas comme ils l’ont fait la première fois ? Comment puis-je savoir ce qui est sûr ?“
Les PFAS de troisième génération
Une nouvelle étude, jamais diffusée auprès du grand public, pourrait confirmer ses craintes, et la RTBF, ainsi que ses partenaires américains, a pu y avoir accès. Elle est signée Mark Strynar. Le chimiste à l’EPA qualifie lui-même son travail de “criminalistique environnementale“. Mark Strynar n’est donc pas seulement scientifique, il est détective.
Dans son laboratoire, il scrute les échantillons d’eau, de sol ou de sang envoyés par d’autres chercheurs. Son travail : identifier les composés synthétiques qui se retrouvent dans la nature. Sa spécialité : découvrir de nouvelles substances.
Avec ses collègues, Mark Strynar avait déjà découvert les “PFAS alternatifs” de Solvay. Alors quand de nouveaux conteneurs de déchets chimiques arrivent en provenance du New Jersey au printemps 2021, le scientifique et son acolyte, James McCord savent ce qu’il y a à faire.
Ils passent les échantillons dans un spectromètre de masse à haute résolution, qui identifie les molécules chimiques individuelles en fonction de leur poids, faisant ainsi la distinction entre les substances connues et inconnues. Une nouvelle surprise les y attend : des dizaines de produits chimiques similaires au PVDF. De nouveaux PFAS jusque-là inconnus. “Je n’avais jamais rien vu de tel“, se souvient James McCord.
Impossible de quantifier précisément les substances. Impossible de dire si elles présentent un risque. “Que savons-nous sur le plan toxicologique ? Rien“, affirme Mark Strynar. “Se dégradent-ils ? Nous n’en sommes pas sûrs. S’accumulent-ils ? Nous n’en savons rien“.
Les deux hommes se plongent dans la littérature industrielle, s’entretiennent avec des chimistes spécialistes des polymères. Ils apprennent qu’avec des procédés tels que celui utilisé dans le New Jersey, la fabrication du PVDF peut générer des sous-produits chimiques, appartenant à la famille des PFAS, même si aucun n’a utilisé dans le procédé.
“Il n’est pas nécessaire de les ajouter dès le départ“, conjecture Mark Strynar. Les PFAS peuvent être générés pendant le mélange et faire partie du flux de déchets.
Leur rapport scientifique a été communiqué à l’Etat du New Jersey en février 2022 et jamais rendu public. Aujourd’hui, Solvay Specialty Polymers ne réfute ni ne confirme les conclusions des chimistes.
Sollicitée sur ce point, l’entreprise a répondu que la transition vers son nouveau processus n’était pas terminée lorsque les échantillons ont été prélevés et qu’elle respecte toutes les exigences réglementaires. A la question : le nouveau processus de production libère-t-il encore les mêmes sous-produits que ceux trouvés par l’EPA ? Solvay Specialty Polymers a refusé de répondre. Le groupe n’a pas non plus souhaité dire s’il continuait à rejeter des PFAS de quelque nature que ce soit dans l’air ou l’eau du New Jersey.
De son côté, l’État du New Jersey a lui aussi refusé de dire si Solvay rejetait encore des PFAS et si ses services surveillaient les émissions atmosphériques de l’usine pour détecter la présence de substances chimiques éternelles.
“C’est du déjà vu“, dénonce Tracey Carluccio, la militante écologiste. “C’est exactement comme cela que la bataille des PFAS a commencé au début des années 2000 – avec le déni, les dissimulations et les jeux du chat et de la souris… Cela me fait bouillir le sang“.
Car si la surveillance des produits chimiques a considérablement augmenté aux États-Unis, c’est toujours aux gouvernements de prouver que les produits chimiques sont dangereux, et non aux entreprises de prouver qu’ils sont sans danger. Et comme Erica Bergman l’a constaté avec Solvay, les entreprises remplacent régulièrement d’anciens produits chimiques par de nouveaux, et les régulateurs sont toujours plusieurs longueurs à la traîne. “Nous essayons toujours de rattraper notre retard“, déclare-t-elle. “Ainsi, Solvay rejettera des PFAS pendant cinq ans, et ce n’est qu’ensuite que les régulateurs de Géorgie diront “c’est un problème“”.
Un procédé “sans PFAS”
Mais c’est un procédé différent que l’entreprise prévoit d’utiliser à Augusta. Un procédé sans PFAS : comprendre qu’il ne nécessite pas l’introduction intentionnelle de tensioactif per ou polyfluoré. C’est en tout cas ce qu’assure Michael Finelli, responsable de Syensqo pour l’Amérique du Nord.
“Cela n’a jamais été le cas et cela ne le sera jamais“, déclare-t-il dans d’un entretien accordé à nos partenaires américains. “Ce n’est pas nécessaire pour ce type de chimie“. Si le représentant américain de Syensqo est aussi sûr de lui, c’est parce que l’usine d’Augusta va être construite sur le modèle de Tavaux, le site français du groupe.
Implantée en 1930 par le groupe belge, la plateforme franc-comtoise est le plus gros site chimique au monde. 200 hectares, 32 km de routes, 35 km de voies ferrées, une production annuelle d’un million de tonnes.
En 2022, l’industriel a annoncé un investissement de 300 millions d’euros pour augmenter la capacité de production de PVDF sur le site à 35 kilotonnes. Le groupe souhaite ainsi renforcer “sa position de leader sur le marché mondial des batteries lithium-ion“, indique-t-il dans un communiqué. Tavaux devient le plus grand site de production de PVDF en Europe.
Mais en 2023, une enquête publiée par le quotidien français Le Monde révèle l’ampleur et les dangers de la contamination aux PFAS. Le site de Tavaux figure sur la carte car il fait partie des cinq qui produisent des composés fluorés en France. Dans la foulée, une enquête préliminaire pour pollution des eaux, des milieux et écocide est ouverte par le parquet de Besançon et un plan national sur les PFAS exige de tous les industriels français classés la réalisation d’analyses sur leurs effluents.
Les tout premiers résultats de cette surveillance viennent d’être publiés. Le 3 octobre 2023, par exemple, les pouvoirs publics français ont quantifié plus de 12 kilos de composés fluorés dans les effluents de l’atelier PVDF de Syensqo sur 24 heures, avant passage par la station de filtration. La méthode utilisée ne permet pas de préciser si toutes les substances détectées appartiennent à la famille des PFAS, mais peut être un marqueur de leur présence. Le 2 novembre, 157 kilos sont détectés en sortie d’un autre atelier de l’usine. Les rejets traités de Syensqo, qui transitent par le site d’Inovyn, son voisin, finissent dans l’étang de l’Aillon, qui alimente la rivière Saône. Les autorités y ont trouvé plus de 800 grammes de composés fluorés.
Aussi, Solvay tient à préciser que ces résultats “ne sont pas représentatifs” et “surestiment” la quantité de per- et polyfluoroalkylés. Selon l’industriel, les contributions à cette valeur peuvent avoir plusieurs origines. Dans une réponse par e-mail, Syensqo pointe la responsabilité possible de ses voisins, ou “la présence de fluor dans les eaux de nappe et de surface prélevées en amont hydraulique de la plateforme, utilisées dans les procédés, et sans contribution du site“. Le groupe ajoute enfin que si “l’activité des unités de la chimie des produits fluorés de Syensqo” est une source possible, “les rejets en composés inorganiques et organiques fluorés sont réglementés et autorisés“.
Mais en février dernier, l’ONG Générations Futures a fait réaliser des analyses indépendantes dans l’étang de l’Aillon. L’association environnementale s’est déjà fait connaître pour avoir épinglé la production de PFAS par le géant belge à Salindres, à laquelle la RTBF avait consacré une enquête, ou à celle de Chemours dans le Nord de la France. Cette fois-ci, elle a détecté dans l’étang de l’Aillon 36 ug/L d’un PFAS qui passe souvent sous les radars : le TFA. Même si cette eau n’a pas vocation à être bue, la valeur est 72 fois supérieure à la valeur limite de 500 nanogrammes par litre fixée pour la somme totale des PFAS par la directive européenne sur l’eau potable, ce qui donne une idée de l’ampleur de la contamination. En novembre 2023, l’Office fédéral allemand des produits chimiques a informé l’Echa qu’elle allait proposer le classement du TFA, ou acide trifluoroacétique, comme toxique pour la reproduction. Syensqo assure ne pas utiliser cette molécule dans son process, sans préciser si elle peut être produite par la dégradation d’autres substances.
“On ne peut pas transposer ce qu’il y a à Tavaux à ce qu’il pourrait y avoir à Augusta, de nombreuses choses seront différentes et le site américain ne comprendra notamment que les deux dernières étapes de production du PVDF “, a ajouté Solvay. Dans le permis déposé à Augusta par Syensqo, calqué sur celui de Tavaux, le nom des composés qui seront utilisés est anonymisé – même le nom du projet d’extension, Sarsaparilla, une plante médicinale, est opaque. L’industriel a fait une demande spéciale auprès des autorités “Il s’agit d’un sous-produit“, se souvient Cal Wray, de l’autorité de développement économique d’Augusta, généré “en très petite quantité” et qui serait “évacué hors du site une fois le processus de fabrication achevé “.
Selon Joost Dalmijn, chercheur à l’Université de Stockholm, qui étudie les émissions des entreprises chimiques, il est toujours possible que des PFAS soient produits sous forme de déchets, même en fabriquant du PVDF avec le procédé de Tavaux et Augusta. Cela dépend des produits chimiques concernés, et ces détails restent “un peu une boîte noire pour nous“.
“Pour être tout à fait juste envers l’industrie, il faut reconnaître que les choses sont bien meilleures qu’il y a 20 ans. Parce qu’elle a été soumise à une forte pression réglementaire, elle a effectivement réduit ces émissions”, reconnaît Ian Cousins, professeur en chimie environnementale à l’Université de Stockholm. “Mais ce que les industriels n’ont pas vraiment réduit, ce sont toutes les impuretés émises. Et nombre d’entre elles ne sont pas contrôlées ou réglementées à l’heure actuelle. Il y a donc des inquiétudes à ce sujet”, alerte le scientifique.
En 2021, l’EPA elle-même a reconnu que les fabricants de PFAS n’étaient soumis qu’à très peu de règles de surveillance, de limites de déchets ou d’exigences de prétraitement. La plupart du temps, les informations à la disposition de l’administration sont trop peu suffisantes pour réglementer une substance. “Les nouveaux PFAS représentent un défi“, admet l’EPA dans une déclaration à The Examination et à ses partenaires.
Ilham Kadri, PDG de Syensqo, Glenn Kelly Jr, Tom Perez, conseiller principal du président Joe Biden, Giulia Siccardo, directrice de l’Office of Manufacturing & Energy Supply Chains du ministère de l’Énergie et Mike Finelli, responsable de l’innovation tec © Grace Beahm Alford for The Post and Courier
A Augusta, pourtant, lors de la cérémonie d’inauguration de la future usine, en avril dernier, rien de tout cela n’a été évoqué. Ilham Kadri, la PDG de Syensqo a fait le déplacement. Pelle dorée en main sur une scène remplie de sable, elle donne le coup d’envoi de l’agrandissement et appelle ses employés “des explorateurs”. Le vieux drapeau Solvay ne flotte plus à l’extérieur. Au milieu des guirlandes de ballons orange et blancs, et des posters grands formats arborant des voitures futuristes, une foule de dignitaires applaudis. Le maire est là. Un membre du Congrès aussi, et même un Conseiller de la Maison Blanche. Les voisins de l’usine, eux, sont absents.
La plupart des invités passent tout près de la petite vitrine où est exposée une série de béchers partiellement remplis de poudres blanches. Des affichettes en indiquent le contenu – PVDF – mais pas les risques. Aujourd’hui, selon les données de JP Morgan, plus de 40% de la production de PVDF est utilisée dans les batteries pour les véhicules électriques. D’ici 2028, la production mondiale du fluoropolymère devrait doubler.
Write a Reply or Comment